Le Secret de Vivian

Article publié en 2011 dans le Bulletin de la Société d’Etudes des Hautes-Alpes (SEDHA) qui nous en autorise la reproduction et avec l’accord pour les photos reproduites de John Maloof.

Par : Philippe Escallier, (1) Les Amis de Vivian Maier et de Jeanne Bertrand, organisateur de l’exposition 2011, présente l’artiste et l’exposition alpine.

Et : Alain Marsaud, (2) photographe et enseignant en Arts Visuels, analyse l’œuvre photographique de l’artiste.

[Courtoisie Collection Maloof, ainsi que les autres photos de cet article]

Dans le contexte de l’émigration champsaurine massive aux Etats-Unis de la seconde moitié du XIX° et du début du XX°, le hasard d’une vente aux enchères dans la banlieue de Chicago en 2007 a permis de découvrir l’histoire et l’œuvre peu ordinaire et fascinante de Vivian Maier.

Une émigration courante

En 1897, sa grand-mère maternelle, Eugénie Jaussaud, de Saint-Julien-en-Champsaur, vient d’avoir une petite Marie. Fille mère, elle embarque pour les Etats-Unis afin de subvenir au besoins de sa famille. Elle fera sa vie à New-York, y travaillant comme bonne à tout faire pour des familles aisées.

En 1914, sa fille Marie, après être passée par un pensionnat couvent italien, arrive à son tour à New-York. Elle rencontre là un jeune autrichien, Charles Maier, qu’elle épouse en 1920. Naît un garçon, Charles, puis en 1926 une fille, Vivian.

La Crise de 29, particulièrement violente à New-York, est aussi un cataclysme pour la famille qui se sépare. Le jeune fils est confié à la garde des grands-parents autrichiens alors que la maman et la fille s’installent dans le Bronx dans l’appartement d’une autre Champsaurine, Jeanne Bertrand, qui est photographe professionnelle.





Marie et Vivian tentent alors de se réinstaller dans le Champsaur. Vivian va à l’école de Saint-Bonnet, mais leur vie n’est plus celle des gens de la vallée et elles repartent pour New-York où la vie n’est pas plus facile. En 1950, Vivian est à nouveau dans le Champsaur mais en 1951, elle décide une nouvelle fois de retourner à New-York.

Comme sa Maman, elle gagne sa vie comme garde d’enfants de familles aisées, mais sa passion depuis toute petite est la photographie dont le virus lui a été donné par Jeanne. Jusqu’en 1955, elle fait un grand nombre de photos dans les rues new-yorkaises, ce que l’on nomme aujourd’hui la « street photography ».



Les enfants, et les rues de Chicago

En 1956, elle s’installe, et ce sera définitif, à Chicago, partageant sa vie entre son travail de garde des enfants et sa passion photographique dans les rues de la grande ville.Vivian fera dans les 50 années qui suivront un nombre impressionnant de photos, plus de 100 000, mais cette production ne sera connue que d’elle (et encore ! puisqu’un grand nombre de ses pellicules ne seront pas même développées).
Lorsqu'elle meurt en 2009, sa production photographique est inconnue.






En 2007, alors qu’elle termine sa vieillesse dans une maison médicalisée, ses affaires qui étaient entreposées dans un garde-meubles sont dispersées dans une vente aux enchères, faute de paiement de la location du stockage.

Un lot de pellicules et de photos est acheté par un jeune agent immobilier, John Maloof, qui travaille à une monographie d’un quartier chic de la banlieue, Portage Park. Il n’y trouve pas de photos pour son travail en cours mais, ayant mis quelques photos sur le site internet Flickr, il comprend tout de suite que ces photos ont une qualité artistique et documentaire majeure. 

John Maloof et un autre collectionneur, Jeff Goldstein, vont rassembler la quasi totalité de l’œuvre de Vivian et s’emploient aujourd’hui à la faire connaître au monde entier qui montre un réel engouement tant pour son histoire que pour son œuvre.



La première exposition française





Nous avons eu la chance de pouvoir présenter à l’été 2011 la première exposition française de ses œuvres et la première exposition de ses photos alpines dans son village d’origine, Saint Julien-en-Champsaur où était présent pour son vernissage John Maloof qui a fait don des 48 photos présentées (portraits de Champsaurins et autoportraits), puis à Gap à la Bibliothèque Municipale durant le mois de juillet.

L’histoire de la vie de Vivian Maier est surprenante : faire un tel nombre de photos qu’elle savait elle-même de grande qualité, dans un domaine pionnier – les photos de rues urbaines de grandes métropoles - et les avoir gardées pour elle seule. De plus, les témoignages montrent une personne secrète, solitaire, ne parlant pas de sa vie privée, personnelle. Une vie autour des enfants qu’elle garde, avec quelques personnages féminins mais jamais aucun homme.

Il y a un mystère autour de ce personnage fascinant de Vivian qui, évidemment, contribue à l’intérêt général pour son œuvre.



La country photography

Son œuvre américaine, à New-York puis à Chicago, a révélé une pionnière de la Street Photography, mais ce que révèle son œuvre alpine est qu’elle fut aussi une pionnière de la country photography (la photographie en zone rurale) dont nous avons eu un premier avant-goût avec cette exposition de l’été 2011.
Il nous reste à découvrir son corpus de photos de paysages et de la vie rurale de ce milieu de XX° siècle dans le Champsaur qu’elle arpenta dans ses moindres chemins.



Son art photographique

Rien n'est aussi fascinant que la découverte imprévue d'une œuvre, surtout quand celle-ci alimente le mystère sur son auteur et témoigne, à parts égales, d'une grande maîtrise dans l'acuité du regard et d'une pertinence absolue dans l'expression. Ce sera le hasard qu'un  pan entier de cette pratique photographique opérée par des acteurs non professionnels, échappant aux systèmes productifs de la communication, puisse trouver sa place et faire reconnaître à travers elle des territoires encore inexplorés de la photographie. Dans le cas présent, les choses sont d'autant plus mystérieuses que rien au départ ne semblait destiner cette jeune fille à la pratique très particulière de la « street-photography ». Sa profession modeste ne semble pas non plus très propice à l'engagement aventureux de la rue, laquelle peut être violente ou agressive. En somme, nous avons là, rassemblées, suffisamment de conditions  pour créer  l'étonnement et entrevoir des fictions romanesques. 

Se laisserait-on gagner par le mystère qu'il faudrait bien se rendre compte que Vivian Maier a fait, à défaut d'une formation officielle, des apprentissages divers, que sa détermination quasi obsessionnelle pour la photo s'est forgée par des rencontres déterminantes, et qu'elle a eu à sa disposition une documentation importante.  On ne peut croire au vu des images du Champsaur et tout autant de celles de New York et Chicago, à la thèse d'une photographe amateur naïve. Tout confirme la plus grande détermination dans un projet lisible et documenté. Rien d'erratique, rien qui soit la réponse illustrative d'images convenues, et pas davantage de copie pure et simple. 

A ce jour, nous savons l’importance initiale de Jeanne Bertrand pour la naissance de sa passion. Nous pensons, mais cela restera à préciser, qu’elle a pu lui faire rencontrer des artistes aussi importants que Lisette Model et Helen Levitt. En tout état de cause, sur les divers documents vidéo ou images disponibles sur le web, montrant les lots d'objets de la vente aux enchères, on comprend immédiatement qu'elle était très proche des pratiques photographiques de son temps, qu'elle connaissait les grands noms et les différents genres en vigueur dans les années 50 et suivantes. Sur un document vidéo mettant en scène John Maloof, l'heureux propriétaire d'une grande partie du fond photographique, on voit notamment un livre de Berenice Abbott. Quand on sait que Berenice Abbott a rencontré Atget dans le Paris des années 20 et qu'elle lui a permis d'accéder à la toute fin de sa vie à un peu de célébrité grâce à ses amis du groupe surréaliste, on comprend combien l'Histoire peut être capricieuse.




Il apparaît clairement, au vu du matériel utilisé (image disponible: http://www.vivianmaier.com/ research/vivian-maier/), que Vivian Maier ne peut en aucune façon être un simple amateur photographe. La parfaite adéquation du matériel avec les nécessités de la prise de vue spontanée qu'impose la « street photography » montre plutôt des choix avisés, pragmatiques, et vraisemblablement à mille lieues de toute ostentation purement matérielle. Cela prouve au moins qu'elle connaissait parfaitement les exigences techniques du genre photographique qu'elle pratiquait et ensuite que le matériel utilisé étant un matériel coûteux, difficile à acquérir avec un salaire modeste, elle a bénéficié de l’aide de Jeanne et peut-être d’autres photographes. Cela prouve aussi qu'elle était très informée des différentes pratiques des uns et des autres et qu'elle a, au mieux pour elle, optimisé les choix de matériel compte tenu de ses possibilités financières. On ne peut, sur ces points précis, qu'imaginer sa détermination et comprendre un peu mieux l'impérieuse nécessité de l'archivage exigeant auquel elle s'est livrée. 

Si ses photos de rues de New-York la rapprochent à l’évidence de photographes américaines de son époque (Lisette Model, Helen Levitt, etc...), en revanche son travail obstiné de street photographer dans les rues de Chicago ne semble pas suivre les thèses formalistes de l’Ecole de Chicago (Institut d’art et de design) dont les chefs de file furent Moholy-Nagy et Harry Callahan. Moholy Nagy est engagé dans une photographie extrêmement graphique, très constructiviste, usant de la lumière comme matériau autonome. Mais, comme tous ces photographes se sont aussi intéressés à la réalité de l’espace américain et à ses habitants, l’intérêt formel issu de l’école produira des photos aux effets plus graphiques, des jeux rythmés dans la composition, des jeux de lumière et de couleur, en somme un renouvellement formel dans le perception du réel. Vivian Maier a pu être sensible à certains aspects formalistes (si d’aventure elle en a eu connaissance), ceux concernant l’usage de la lumière par exemple, mais sans jamais abandonner la dimension humaniste, sans céder à la tentation d’un formalisme autonome.

Par École de Chicago, il faut entendre la succession des trois écoles d’art créées à l’initiative de Moholy Nagy. Il s’agit pour lui de trouver un équivalent américain au Bauhaus de Weimar, Dessau et Berlin. La première école sera l’American Bauhaus en 1937 ; cette école deviendra ensuite la School of Design de 1939 à 1942 pour se transformer de 1944 à 1946 en Institute of Design. En 1949 l’école sera incorporée à l’Ilinois Institute of Technology. L’esprit constructiviste des avant-gardes européennes des années vingt et trente se perpétue dans l’enseignement. La modernité, l’innovation et l’expérimentation sont de règle d’où de nombreuses recherches pour ce qui concerne la photographie autour de la couleur, autour de la lumière dans des perspectives graphiques très affirmées. Le constructivisme historique trouve ainsi un nouvel écho et d’infinies variations dans son adaptation à la réalité américaine. L’idée que la photographie a introduit un nouveau langage des formes complètement adapté à la période historique fait qu’elle sera centrale dans le cursus scolaire (« Les illettrés du futur seront ceux qui ne savent se servir ni d’un crayon ni d’un appareil photo » Moholy Nagy).

Outre la présence primordiale de Moholy Nagy, Harry Callahan, photographe autodidacte, sera engagé en 1946 à l’Institute of Design. D’autres, comme Nathan Lerner ou Arthur Siegel occuperont également des fonctions d’enseignement. Jusqu’à Aaron Siskind en 1950, sur invitation de Callahan. Le plus connu de leurs étudiants sera Ray K. Metzker. Il prolongera leurs principes dans un nouveau vocabulaire graphique dont la modernité éclatera au moment des années pop.

Les images des Alpes

Si les images réalisées dans les Alpes diffèrent de celles de Chicago ou New York par leur sujet et  par la procédure de captation, à bien des égards, la photographe reconduit la plupart de ses préoccupations et ajuste son point de vue personnel au nouveau dispositif de réalité auquel elle est confrontée. Aux images bienveillantes, heureuses et complices du Champsaur, s'opposent celles des deux grandes cités américaines, dans leur brutalité sociale, leur âpreté existentielle. Les photos du Champsaur ne sont pas marquées du sceau de la dureté des images américaines, mais ne sont pas pour autant de pures images d'amateur, des images de circonstance, des images pittoresques.

Sur ces différences évidentes, une même préoccupation se fait jour : tenir la réalité du monde dans une proximité et une exigence formelle qui se cristallisent sur la situation de l'homme dans son milieu et dans son temps.




Plutôt que d'opposer ce qui est trop évident, laissons-nous tenter par les rapprochements qui unissent les deux temps de cette production artistique. On est facilement tenté de croire que l'expérience alpine sert de terrain d'ajustement à Vivian Maier, qu'elle renouvelle les éléments structurants de son regard, en même temps qu'elle apprivoise son motif. On voit combien elle se préoccupe de construire ses images, de documenter son sujet, de varier les compositions et de jouer ou non avec le décor.  Sans nul doute, les motifs humains et naturels de la vallée lui donnent la confiance et le temps nécessaires à l'élaboration de son projet définitif. En même temps, les petits arrangements avec les personnes qui posent lui permettent de fourbir ses outils visuels, de construire son regard sur une présence aiguë de la composition tout en maintenant la possibilité de l'instant quand cela est nécessaire. 


Ces images constituent un temps remarquable dans l'œuvre globale en termes d'adaptation, renouvellement, et mise à l'épreuve du regard. Ce qui frappe c'est sa très grande capacité à assimiler les règles, la technique et à composer avec sa propre sensibilité. Jeanne Bertrand est connue pour être une excellente portraitiste. Or, beaucoup des photos des Alpes sont des portraits posés d'habitants. La mise en espace des personnes semble observer deux règles : inscription de figures humaines dans un cadre paysager, de travail ou construit (comme le village) ou au contraire neutralisation de cet arrière-plan au profit de la seule présence humaine. Peut-être pourrait-on y voir un tribut rendu à son initiatrice en même temps qu'une mise en tension vers des formes plus contemporaines, développées par les avant-gardes historiques de l'époque (Farm Security Administration, Walker Evans, Helen Levitt, Garry Winogrand...). Dans ce contexte, beaucoup de questions se posent, et une vient immédiatement à l'esprit : en 1952, Henri Cartier-Bresson publie aux USA sous le titre The Decisive Moment, (version anglaise de Images à la sauvette) le livre majeur sur la photographie de la seconde moitié du vingtième siècle dans lequel il développe sa conception très spontanée de la photographie et la parfaite disponibilité de l'opérateur face à son motif. Il affirme aussi sur un plan formel sa conception de la composition, du cadrage, de l'expression, dans une métaphore avec le tireur à l'arc. A-t-elle eu connaissance de cet ouvrage ? Nombre de ses images paraissent « problématiser » ces questions.

Reste qu'à travers la représentation des habitants de la vallée, c'est la très grande passion pour l'être humain dans sa dimension sociale qui apparaît. 


Images classiques et tentation du débordement

A l'évidence, si toutes les images ne sont pas construites avec le même degré d'exigence, il n'en demeure pas moins qu'elles manifestent des partis pris formels clairs. Certains peuvent paraître plus classiques, voire plus conventionnels, mais ce qui frappe à travers la série c'est la tentation permanente  d'échapper aux conventions du genre. On sait pertinemment que le photographe amateur a tendance à composer ses images en privilégiant le centre du cadre ou en jouant sur la symétrie latérale... 

C'est le cas, mais, chose remarquable, toutes ses images subvertissent totalement ce mode de représentation, comme si Vivian Maier expérimentait une autre approche de son sujet. Et le moyen par lequel elle remet en question la composition centrale passe par des déplacements internes dans le champ de l'image, et plus précisément par des directions de regards, par des gestes...

On s'étonnera que beaucoup parmi les personnes photographiées regardent dans des directions divergentes à celle de l'objectif, qu'elles regardent ailleurs, accomplissent un geste interne qui réactive les limites du cadre. La tension se porte par leur regard sur le hors champ de l'image comme si ce débordement constituait la réponse possible  à une conception  spécifique de l'espace, ou pour le moins à sa réorganisation.

Vivian Maier photographie à hauteur d'homme, c'est-à-dire à la ceinture, et montre en légère contre-plongée ses personnages de façon à les magnifier. Corps de paysans, mains qui ont travaillé, dignité des hommes et des femmes... tout confirme l'acuité d'une présence à l'autre et en même temps quelque chose qui déborde, qui s'échappe. 

D'un autre côté, ses images françaises diffèrent considérablement de celles d'un Doisneau, Izis ou Ronis dans ce qui est chez eux une reconnaissance complice, une connivence établie par une adhésion complète au monde, le partage d'une histoire commune.  

Est-ce sa position d'Américaine, consciente que le monde nouveau a déjà accompli son œuvre outre-Atlantique et rend impossible toute effusion projective ? Est-ce une lecture aiguë de la réalité saisie dans ce moment de la bascule compris entre images d'un vieux monde au bord de la disparition et société de consommation naissante ?

On peut penser que Vivian Maier tente de retenir l'intervalle entre nostalgie, expression présente de ses origines, et transformation du monde. Il en résulte, pour les grandes cités des Etats-Unis, une entropie urbaine généralisée et pour le Champsaur des images qui retiennent dans une suspension fragile et incertaine les traces d'un ancien monde menacé de disparition. Il en résulte une perception plus ou moins arrêtée du temps, dilatée par la mise en scène des personnes et un espace de contiguïté entre la photographe et son motif. Cet intervalle d'espace s'innerve de complète réciprocité, de respect et d'affection.

Mais ce monde est en train de disparaître dans les années cinquante et Vivian Maier semble l'avoir perçu intensément. Pourtant, rien de criant dans l'expression de ce constat amer, si ce n'est, à travers la galerie de portraits, la chronique d'une mort annoncée. Nombre de personnes photographiées ont le regard dirigé vers un ailleurs indéchiffrable, sans assignation précise et ce, de façon récurrente dans beaucoup de photographies, comme si aucune pérennité ne pouvait être envisagée. 



Dans les images du Champsaur, le monde paysan paraît encore traditionnellement tributaire de pratiques ancestrales - mais pour combien de temps ? -  et les enfants heureux à l'âge de  l'innocence avant l'exode sur les routes des grandes villes. Dans ce qui semble tenir sur fond de paysage éternel, Vivian Maier pose son regard sur un territoire partagé entre paysage de nécessité et paysage lyrique.

Pour illustrer ce point de vue, l'image la plus emblématique est bien celle où un groupe de quatre personnes postées sur le bord de la route regardent en direction de l'horizon, alors qu'une Vespa, objet de pure modernité, semble en venant à leur rencontre, rompre, jusque dans les tenues vestimentaires, l'ordre ancestral. À l'évidence, Vivian Maier a été captivée par ce monde si chaleureux et si proche d'elle, mais ses photos, au-delà du pittoresque ethnographique sont déjà habitées d'un doute profond, le même qui traverse ses images urbaines de la rue américaine.


La quasi frontalité des images n'est pas sans rappeler le style documentaire de Walker Evans ou August Sander. Comme eux, Vivian Maier excelle à éviter d'enfermer la photo dans la seule anecdote pour la condenser, par simplification, sur l'essentiel : la présence des hommes dans un territoire où le temps et l'espace semblent traversés par quelque chose qui les dépasse.


Les autoportraits




Même si, de manière quasi automatique, tous les photographes pratiquent cette forme de réflexivité où le sujet  regardant devient l'objet de son propre regard, dans le cas de Vivian Maier, la réflexivité de sa personne au centre du médium prend de tout autres accents. À  la différence de l'autoportrait traditionnellement réalisé en studio (ex. celui de Sam Taylor Wood, Self-Portrait in a Single Breasted Suit with hare, 2001) où le photographe opère totalement seul avec un déclencheur souple, les surfaces réfléchissantes (miroir, vitres...), les surfaces écrans (ombre portée au sol) que choisit Vivian Maier répètent la nature de pure empreinte propre à la photographie, mais surtout réaffirment la dimension de l'instant décisif cher à Henri Cartier-Bresson en maintenant la pérennité du regard au moment même de l'acte photographique. 

À cet endroit de l'autoportrait, l'enjeu est tout autant visuel que spatial. Visuel d'abord, car jamais, même au moment où le diaphragme s'ouvre sur le Rolleiflex, l'opérateur ne perd le contrôle de son image, ce  qui n'est pas le cas de Taylor Wood ou Francesca Woodman qui appuient sans se voir et encore moins dans le cas de Gavin Turk, Portrait of Something I'll never Really See, 1997, où son assistant le prend en personnage mort. Avec  ces deux exemples, le moi fait toujours l'objet d'un doute, alors que chez Maier le moi dans son image est sous  contrôle, mieux, le moi est une composante de l'espace environnant, qu'il soit pur dispositif plastique ou espace à dimension sociale. La grande modernité de ces autoportraits, tout comme l'a fait Else Bing avant elle et Denis Roche plus tard, tient à la forte dimension de réflexivité inhérente au « parallélépipède d'espace » qui met en tension dans le champ de ce qui est montré, le hors-champ de la place de l'opérateur. 

Dès lors, ce qui se montre se situe autant devant que derrière. De ce point de vue, le regard interne renforce la construction. Le fait de ne jamais regarder l'appareil démultiplie l'espace de représentation par le jeu de tensions latérales. Les bords du cadre définissent tout autant la limite  du portrait que son déplacement dans un espace plus vaste. Ce qui paraît fortement inscrit dans un « ici maintenant » peut à tout moment basculer dans un « ailleurs autrement ». Littéralement absorbée par l'opération photographique, la personne de Vivian Maier se cristallise à la fois dans son milieu, et flotte, se dissout dans son propre regard pour réapparaître comme un motif projeté, donnant à ses images une dimension d'absence dans la présence. Cette quasi disparition consentie est le gage d'une présence au monde, la garantie d'une adéquation parfaite à son motif et surtout une capacité à tenir l'espace, le sujet et le temps. 
Le jeu opéré par les directions du regard active de la même manière les portraits du Champsaur qui sont à leur façon des autoportraits par projection, transfert. 

Mais, ironie du sort, c'est aussi une autre invisibilité qui fera que son œuvre n'a pas été remarquée de son vivant, comme si, à devenir son propre motif visuel, Vivian Maier avait consenti à laisser agir ses photos à sa place, au hasard d'une rencontre que son regard hors champ semble convoquer.


Point final ...

Remerciements : 

  • Aux bénévoles du Groupe des Amis (Monique Escallier, Pierre Castelli, Jean-Marie Millon, Michel Clément) qui ont permis que l’exposition alpine se fasse.
  • A John Maloof qui a accepté cette exposition et offert les photos
  • A l’Agha, Association de Généalogie des Hautes-Alpes, grâce à qui les racines alpines de Vivian ont été connues, et qui fut partenaire de l’exposition.
  • Au directeur de la Bibliothèque de Gap, Alexandre Moreigne, qui, seul, accepta cette exposition.

Notes :


  1. Les Amis de Vivian Maier et de Jeanne Bertrand : nous contacter
  2. Alain Marsaud : http://www.alain-marsaud-photographie.com/